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Grégoire Courtois

Photo de l'auteur par Justine Latour, prise en avril 2014 à Auxerre pour Le Quartanier.





Entretien — jeudi 20 août 2015


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ÉCRIVAIN DE SF, ÉCRIVAIN DU PRÉSENT

Quatre questions à Grégoire Courtois
au sujet de Suréquipée, de la technologie
et de la science-fiction



Éric de Larochellière — Dans quelle mesure Suréquipée a été influencé par les romans ou films ayant la voiture comme protagoniste, par exemple Christine de King, ou comme figure essentielle (Crash de Ballard puis Cronenberg; Cosmopolis de DeLillo, aussi adapté par Cronenberg…)?

Grégoire Courtois — Suréquipée pose notamment la question de l’importance culturelle de l’automobile, des liens passionnels extravagants que les utilisateurs entretiennent avec ce véhicule alors qu’il ne s’agit de rien d’autre finalement que d’un objet qui nous sert à nous déplacer d’un point à un autre. Pourquoi projetons-nous plus que ça dans nos voitures? C’est une question que je ne suis pas le premier à poser, et bien sûr Christine de King fait partie de ces livres qui, tout en ne m’ayant pas influencé, ont joué le rôle d’anges bienveillants tout au long de l’écriture de Suréquipée. L’un de mes personnages (humains) s’appelle d’ailleurs Christine et je me suis amusé à le rendre jaloux, mais le clin d’œil ne va pas plus loin. Dans le roman, j’ai plutôt cherché à explorer des pistes que King ou Ballard n’avaient pas empruntées et à laisser de côté les thèmes qu’ils avaient si parfaitement traités. Pour Cosmopolis, la voiture est plus secondaire en ce sens qu’elle fait surtout office de cocon-forteresse et moins d’objet de passion. Mais c’est amusant que tu évoques ce livre, car avant même de l’avoir lu, j’ai écrit une pièce de théâtre, La valeur, qui entretient des rapports de parenté évidents avec lui. J’étais dans une phase obsessionnelle liée aux véhicules, et la limousine blindée pleine de gens très riches me paraissait être un beau postulat théâtral.

Pour en revenir au sujet, là où tous les écrivains qui se sont penchés sur la voiture se retrouvent, c’est dans cette énigme culturelle moderne qui veut que la voiture soit devenue un objet de désir avec toutes les connotations que cela comporte. On n’a pas fini de s’interroger sur cette réalité, qui en dit beaucoup sur nos sociétés. J’aime bien me référer à Guy Debord pour qualifier la voiture, dont la forme, la taille, les accessoires correspondent à ce qu’il appelait des instruments de séparation. La voiture individuelle est un objet qui peut accueillir un noyau familial, papa et maman à l’avant, les enfants à l’arrière, et dont la fonction primaire est de les séparer du reste de la société. La fonction primaire d’une voiture n’est pas de transporter des passagers: pour ça, le bus, le train, le vélo sont bien souvent plus adaptés, plus économiques, si on se place d’un point de vue purement pragmatique. Les instruments de séparation décrits par Debord sont des outils technologiques qui modèlent la civilisation selon un agenda qui obéit aux préceptes d’une philosophie politique donnée, ici l’idée qu’un citoyen isolé est un citoyen plus facile à manipuler. Le fait de voir apparaître aujourd’hui des écrans de télévision sur les sièges arrière des voitures de manière à créer des séparations au sein même du noyau familial est en quelque sorte l’accomplissement de ce processus. Et je ne parle pas des tablettes et autres smartphones avec écouteurs qui réalisent intégralement la prophétie de Debord en retirant le citoyen du monde, même quand il marche à pied, même quand il est dans les transports en commun.

Mais qu’on ne se méprenne pas: personne n’a imaginé ce plan et décidé de la fabrication de ces objets. C’est simplement l’onde de choc technologique d’une philosophie qui a triomphé après la Seconde Guerre mondiale. Je ne sais pas ce qui se serait passé si l’URSS avait gagné la guerre froide, mais j’aime à penser que le monde entier aurait des moyens de locomotion collectifs, et que la voiture serait abandonnée car contraire à la philosophie collectiviste qui guide le communisme. Dans cette uchronie, nul doute que des romanciers s’attaqueraient eux aussi à cette hégémonie, à l’étrange passion des populations pour les trains et à l’horreur que tout cela leur inspirerait.

É. de L. — Suréquipée tient de la fable technologique, de la dystopie et du cauchemar surréaliste, mais l’humour qu’on trouvait dans Révolution (2011), qui relevait du slapstick, de la satire, de l’hyperbole et du comique de situation, est ici absent. L’humour est là, mais de façon plus structurelle et conceptuelle. En fait, ces deux livres ont a priori très peu en commun. Chacun de tes romans (j’ai en tête les prochains aussi) se réinvente stylistiquement, narrativement; tu es à l’opposé de ces écrivains qui, de livre en livre, creusent un style, un même univers.

G. C. — Depuis la sortie de Suréquipée, des lecteurs me font des compliments sur le style du roman, sur le fait que ce soit “bien écrit”, mais étrangement, je n’arrive pas à les prendre pour moi parce que j’ai vraiment la sensation que ça n’est pas moi qui écris mais bien cette voiture qui s’exprime. S’il y a quelqu’un à féliciter, c’est elle. Plus sérieusement, chacun de mes projets porte sa voix propre et aucune n’est la mienne. Mon rôle, c’est de retranscrire le plus fidèlement possible cette voix qui me paraît sonner le plus juste. Au-delà même du principe du narrateur, je m’attache à ce que chacun de mes textes soit cohérent avec son sujet, qu’il ait une tonalité crédible et, pour cela, je mets en place des dispositifs grammaticaux et lexicaux spécifiques. À partir du moment où j’ai trouvé ces dispositifs, l’écriture se débloque très vite, parce que le texte possède son outil, son moteur disons, et qu’il suffit dès lors de le mettre en marche pour avancer. A contrario, je ne me préoccupe pas d’avoir un style qui me soit propre; qu’on puisse me reconnaître ou aimer me retrouver livre après livre n’entre pas en ligne de compte dans la construction de mes romans, ce qui d’ailleurs déstabilise les lecteurs qui me suivent. Il n’y a pas ou peu de personnes qui aiment tout ce que je fais. Certains ont découvert mon travail par l’intermédiaire du théâtre et ne retrouvent pas dans mes romans la prose épique que j’aime y insuffler. Quant aux lecteurs qui ont bien ri en lisant Révolution, il a fallu les prévenir que Suréquipée risquait de les refroidir sérieusement.

Maintenant, pour ce qui est de l’humour en général, je pense qu’on peut en trouver dans tous mes textes, mais effectivement Révolution a un statut particulier. Je l’ai originellement publié sous forme de feuilleton – un épisode par jour – et faire rire mes lecteurs quotidiens faisait partie du cahier des charges. Chaque matin, je savais qu’il fallait que je trouve une blague vraiment drôle autour de laquelle j’allais construire l’épisode. C’était ça, le dispositif, et ce n’est qu’au fur et à mesure de l’écriture, épisode après épisode, que les autres enjeux de ce roman se sont imposés et que j’ai décidé de les explorer. J’ai développé au cours des années un certain nombre de projets purement potaches, de parodies ou de détournement, et j’aime beaucoup y travailler, mais quand il s’agit d’être sérieux, ou radical, ça me plaît aussi et je ne me sens jamais obligé d’ajouter de l’humour si ça n’est pas nécessaire.

Pour finir sur ce thème, je voudrais aussi préciser que je ne théorise pas vraiment cette propension à changer de registre; elle n’est pas non plus volontaire. Je ne me force pas à faire chaque fois quelque chose de différent, je me contente de ne rien m’interdire. La seule question importante pour moi quand je commence un roman, c’est: «Est-ce que ce projet et ce qu’il signifie me tiennent suffisamment à cœur pour que je passe au minimum un an à le réaliser?» Si la réponse est oui, peu importe si je perds des lecteurs, j’aurai fait ce que j’avais à faire et je les retrouverai la prochaine fois.

É. de L. — Outre Suréquipée, quelques autres de tes livres à paraître au Quartanier relèvent de la science-fiction ou du moins en empruntent quelques tropes, à commencer par Les agents. Quel rapport entretiens-tu avec l’anticipation, la SF, avec ses classiques et son présent, voire avec la littérature de genre en général? Au cinéma et à la télé, la SF s’immisce dans tous les genres, atteint tous les publics, mais en littérature elle est encore ignorée par pas mal de lecteurs littéraires. Je serais curieux de t’entendre là-dessus, en tant qu’auteur qui s’intéresse à la SF mais aussi en tant que lecteur et libraire.

G. C. — La SF est ma porte d’entrée dans le monde littéraire. Les premiers romans que j’ai lus de ma propre initiative – hors programme scolaire – sont des romans de SF et je n’ai jamais cessé de m’y intéresser. Les classiques de la science-fiction ou de la fantasy figurent à mon panthéon littéraire aux côtés des Céline, des Zola, des Faulkner et des Shakespeare et je ne fais aucune distinction de valeur qui soit basée sur le genre littéraire. Malheureusement, comme tu le dis, ça n’est pas le cas pour la grande majorité des lecteurs francophones. Je le ressens d’autant plus dans mon métier de libraire, car je mesure à quel point il est difficile de faire lire un roman de science-fiction à quelqu’un qui n’en a jamais lu. Toutes les littératures de l’imaginaire sont connotées et traînent une image de romans pour adolescents attardés. On notera que ça n’a pas toujours été le cas: dans les années 70 par exemple, la science-fiction avait meilleure réputation dans les milieux intellectuels alternatifs. Auteurs et lecteurs, largement politisés, comprenaient à quel point le futur pouvait être un outil d’interrogation du présent. Aucun auteur de science-fiction ne te dira jamais qu’il écrit pour prophétiser un avenir qu’il croit certain. Au contraire, en imaginant un futur possible, l’anticipation pose la question de la finalité de nos actes et des conséquences de nos choix politiques présents. La SF fait le travail de prospective à long terme que plus aucun politicien n’a le courage de faire. Tout auteur de SF pointe le but, ce vers quoi nous nous dirigeons en nous conduisant comme nous le faisons. Et pointer le but d’une action, il me semble que c’est la chose la plus importante à faire avant même de l’entreprendre.

Là où la SF contemporaine rencontre un écueil toutefois, c’est qu’aujourd’hui, la science est arrivée à un tel degré de complexité que pour faire de la science-fiction rigoureuse il faudrait maîtriser des concepts de physique très ardus et avoir suffisamment de talent pour les faire comprendre au grand public. L’exemple récent le plus frappant est celui du film Interstellar, que beaucoup de critiques ont qualifié de réflexion sur la physique quantique. Or, Interstellar ne fait qu’aborder de manière plutôt basique la théorie de la relativité, laquelle n’a rien à voir avec la physique quantique. Ce quiproquo sur le terme nous apprend que des concepts physiques du début du vingtième siècle ne sont toujours pas compris par des personnes qui sont pourtant censées être des amatrices de SF.

À mon avis, c’est un problème littéraire mais c’est aussi un problème philosophique. Il me semble qu’il y a un rapport de causalité qui s’est inversé dans l’évolution technologique. Jusqu’à récemment, j’en parlais plus haut avec la voiture individuelle, la philosophie guidait la technologie. Quand on invente le moteur à vapeur à la fin du dix-huitième siècle, il répond un besoin philosophique formalisé par les philosophes des Lumières. La pensée a rendu possible l’avancée scientifique. De la même manière, la voiture individuelle constitue la suite logique de cette évolution qu’on peut faire remonter à Adam Smith. Or, de plus en plus, il me semble que nos civilisations sont confrontées à des problèmes philosophiques du fait de l’évolution technologique et scientifique. On doit statuer en urgence, et souvent légiférer, sur des avancées scientifiques que la philosophie n’avait pas anticipées. Une grande partie du travail du philosophe allemand Jürgen Habermas cherche à répondre à cette question: est-ce que la philosophie doit ou non prendre part aux débats du présent ou continuer à s’extraire du monde pour voir plus loin? Sur l’eugénisme qui est à portée de main, sur les nanotechnologies dont personne ne sait rien à l’exception des techniciens qui les élaborent, ce problème est urgent. Et les philosophes ne sont pas d’accord entre eux. Et les intellectuels sont totalement démissionnaires. En fait, nous sommes à deux doigts de la singularité technologique et il n’y a que des auteurs de science-fiction pour s’y intéresser.

Voilà pourquoi je suis agacé quand j’entends dire que la SF est un truc de gamins rêveurs. Si on lisait plus de SF, d’après moi, le monde se porterait mieux et nous pourrions aborder plus sereinement les immenses défis que les sciences vont nous poser dans les prochaines années.

Pour finir, j’apporte une touche optimiste à ce tableau. Il y a quand même des moments dans l’histoire éditoriale récente où les lecteurs disons traditionnels sont entrés en contact avec l’anticipation, chaque fois qu’un auteur déjà reconnu en “littérature générale” s’est mis à utiliser les outils narratifs de la science-fiction. Ça a été le cas avec La route de McCarthy, ou certains livres de Houellebecq, dont personne n’a songé à dire qu’il s’agissait de délires d’ado attardé. Tout le monde a au contraire bien compris la portée politique de l’anticipation de Houellebecq et la portée métaphysique de La route. Si le grand public oubliait ses préjugés et portait sur l’ensemble de la production de science-fiction le même regard bienveillant ou en tout cas attentif, la vie littéraire et les débats qui l’animent seraient bien plus passionnants.

É. de L. — Quels titres de SF recommanderais-tu dans les parutions des dernières années? On me dit pas mal de bien du Damasio, La horde du Contrevent, tu l’as lu?

G. C. — Je n’ai pas lu La horde du Contrevent mais j’ai beaucoup aimé le recueil de nouvelles de Damasio qui s’appelle Aucun souvenir assez solide. Il y figure notamment une nouvelle splendide où, dans un futur pas si lointain, les mots sont brevetés par des multinationales, si bien que tout ce qu’on dit est par définition la propriété d’une société privée. La nouvelle elle-même se sclérose au fur et à mesure du récit; c’est très bien vu. Je dirais que Damasio fait partie de cette récente génération d’auteurs francophones qui sont clairement classés en SF ou fantasy mais qui ont une vraie plume d’écrivain, tout comme Jean-Philippe Jaworski ou Catherine Dufour, dans des registres très différents.

Sinon, en littérature anglaise, je suis un admirateur béat de China Miéville, à la fois pour l’intelligence de ses intrigues (The City and the City, Embassy Town, Railsea…) et pour la charge politique contenue dans ses livres. Mais il y en a beaucoup d’autres, comme Greg Egan, Christopher Priest (qui est très connu mais dont j’aime le côté énigmatique et la rigueur éthique). Enfin, chez les Russes, il faut lire la géniale Anna Starobinets (Le vivant et Je suis la reine) qui vient tout juste d’être traduite en français, et c’est sans aucun doute une figure majeure de la SF de ces prochaines années.